Qui sont les Imraguens, derniers pêcheurs du désert longtemps alliés aux dauphins ?
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Le 04 juin 2025
Le monde des Imraguens commence là où termine le désert. Plus exactement, là où le désert bascule vers l’océan Atlantique, où les dunes se mêlent aux vagues pour former un paysage d’îlots, de langues sablonneuses, de rivages peu profonds et de vasières, sur la côte ouest de l’Afrique, en Mauritanie, au cœur du parc national du Banc d’Arguin.
Article en partenariat avec National Geographic.

Anita Conti
1941-1942
© Musée national de la Marine
Inv. CE 2022.97.9.17
C’est là que les Imraguens, petite communauté de pêcheurs à la structure sociale et aux traditions uniques, chassent depuis des siècles un poisson migrateur : le mulet jaune, dont la trajectoire, depuis les hauts-fonds côtiers mauritaniens jusqu’à l’embouchure du fleuve Sénégal, passe par les eaux accueillantes du golfe d’Arguin, Descendants de l’ethnie des Bafours, métissés aux Berbères au XIVe siècle puis à des esclaves maures au XVIIe siècle, les Imraguens sont à l’origine des pêcheurs nomades. « Pratiquant le pastoralisme dans l’arrière-pays, ils venaient occasionnellement pêcher sur les côtes pendant la migration des mulets, d’octobre à mars. Pendant longtemps, ils ont constitué la base servile de la société maure, entretenant une relation de dépendance forte envers les groupes tribaux maraboutiques et guerriers de Mauritanie. Ils donnaient à ces derniers, en contrepartie du droit d'entrer dans la mer, une partie de leur pêche », résume Hélène Artaud, anthropologue au Museum national d’Histoire Naturelle, qui a consacré sa thèse et de nombreux travaux aux Imraguens (Poïétique des flots : une anthropologie sensible de la mer dans le Banc d’Arguin (Mauritanie), 2018, Pétra).
Encore nomades au début du XXe siècle, les Imraguens se sont peu à peu sédentarisés, principalement à partir des années 1970. Ils sont aujourd’hui quelque 1500 à vivre dans neuf villages dispersés sur près de 200 km de côte, de Mamghar à l’îlot d’Agadir, selon les chiffres du parc national du Banc d’Arguin.
Les dauphins pour alliés
Une pêche sans bateau, mais avec l’aide des dauphins : la pêche traditionnelle des Imraguens a fasciné tous ceux qui ont pu l’observer, comme Odette du Puigaudeau dans les années 1930, Anita Conti dans les années 1940, ou l’équipage de la Calypso, le navire du Commandant Cousteau, qui la filma dans un documentaire (Le chant des dauphins, 1972). Cette pêche se pratique à pied, filet à l’épaule, dans les eaux peu profondes du banc d’Arguin. À l’aide de bâtons frappés dans l’eau imitant le frémissement des poissons, les pêcheurs captent l’attention des dauphins, nombreux à croiser dans le golfe. Attirés par ces signaux, les cétacés servent alors de rabatteurs naturels des bancs de mulets, poussés vers le rivage puis piégés dans les filets lancés par les hommes. Le poisson est immédiatement préparé sur place par les femmes, qui en valorisent chaque partie : de la chair aux poches d’œufs des femelles qui, séchés et salés, donneront la poutargue.
Entraide, partenariat, symbiose… cette collaboration entre espèces, où chacun trouve à se nourrir (les dauphins prélevant leur part de mulets au passage) impose « une adhérence profonde avec le milieu naturel », souligne l’anthropologue Hélène Artaud. « Le succès de la pêche des Imraguens reposait à la fois sur un ensemble de connaissances naturalistes remarquables, comme celles relatives aux hauts-fonds marins ou à l’éthologie du poisson, mais également sur des liens sociaux complexes dans lesquels la dimension sacrée, rituelle, est très importante. Pour que la pêche réussisse, un ensemble de tabous et d'interdictions devait ainsi être respecté : on ne pouvait pas marcher dans les vasières les jours qui précédaient la migration du banc de mulets (sans doute pour ne pas l’effrayer par l'odeur) mais on devait également s'abstenir de toutes relations sexuelles, ou revêtir un tablier de cuir dans l’eau… Autant de pratiques qui permettaient au pêcheur de rester ‘invisible’ aux poissons. Les registres naturel et surnaturel étaient donc étroitement enchevêtrés », explique-t-elle.

Anita Conti
1941-1942
© Musée national de la Marine
Inv. CE 2022.97.9.16
À bord des lanches
En déclin depuis les années 1960, ce mode de pêche a perduré jusqu’aux débuts du XXIe siècle mais s’est peu à peu éteint, jusqu’à sa quasi disparition aujourd’hui. Baisse des stocks, éloignement des bancs de mulets de la côte, installation de pêcheurs venus de l’extérieur accélérée par l’achèvement d’une route Nouakchott-Nouadhibou en 2004, passage progressif d’une pêche de subsistance à une activité commerciale, intérêt pour d’autres prises comme la courbine, les raies ou les mâchoirons… de nombreux facteurs ont conduit à l’extinction progressive de cette technique unissant, le temps d’un lancer de filet, hommes et dauphins.
Mais les Imraguens vivent encore et toujours du travail de la mer : aujourd’hui, la communauté pêche principalement à l’aide de « lanches », des embarcations à voile latine introduites dans les années 1930, inspirées de celles des marins canariens navigant sur les côtes africaines. Les Imraguens sont les uniques habitants de ce qui est devenu le parc naturel du Banc d’Arguin en 1976. Cette réserve côtière et marine de 12 000 km2 abrite l’un des plus grands sanctuaires naturels africains, où se croisent oiseaux migrateurs et nicheurs, poissons, dauphins et tortues de mer. Créée par l’État mauritanien avec le soutien de Théodore Monod, elle vise à protéger les écosystèmes de la surpêche et de la fréquentation, et à maintenir les populations sur place. Elle protège autant qu’elle encadre les pratiques de pêche, soumises à régulation - le nombre total de lanches est ainsi plafonné à 114. Glissant à bord de ces longues barques sans moteur, les Imraguens restent aujourd’hui les seuls autorisés à pêcher dans ces paysages suspendus entre terre et mer, où s’échoua jadis la Méduse et où dériva son célèbre radeau, peint en 1818 par Géricault.
« Le succès de la pêche des Imraguens reposait à la fois sur un ensemble de connaissances naturalistes remarquables, comme celles relatives aux hauts-fonds marins ou à l’éthologie du poisson, mais également sur des liens sociaux complexes dans lesquels la dimension sacrée, rituelle, est très importante. »
Propos recueillis par Léa Outier ( National Geographic)
La pêche, miroir de sociétés
À l'occasion de la double exposition Jean Gaumy et la mer et La pêche au-delà du cliché. Inédits de la collection au musée national de la Marine jusqu'au 17 août, retour sur l'histoire singulière de cinq communautés de pêcheurs.