Les terre-neuvas, ces « bagnards de la mer » au service de la morue

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Le 21 mai 2025

On les appelle les terre-neuvas, tant leur métier se confond avec leur épopée géographique, et leur destination : Terre-Neuve. Pendant cinq siècles, du XVIe jusqu’à la fin du XXe siècle, ces marins sont partis des côtes européennes pour pêcher au large de cette île, aujourd’hui province canadienne. Sur les grands bancs de Terre-Neuve, à quelque 4000 km de chez eux, ils avaient un unique objectif : la morue. En France, leurs navires levaient l’ancre depuis les ports du littoral atlantique, de la Bretagne à la Normandie jusqu’au Pays Basque : Fécamp, Cancale, Paimpol, Saint-Malo, Bayonne, Saint-Jean-de-Luz… Ces villes ont vécu au rythme de la « grande pêche » : le départ des terre-neuvas au printemps, leur retour guetté à l’automne.

Article en partenariat avec National Geographic

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Un marin terre-neuva
François Kollar (1904-1979)
© Musée national de la Marine
Inv. 2006.5.3

L’histoire de la grande pêche à la morue débute à la toute fin du Moyen Âge, dans le sillage des grandes découvertes maritimes. Les récits des premiers navigateurs décrivent les eaux de Terre-Neuve comme particulièrement poissonneuses. Français, Espagnols, Portugais et Anglais y envoient des voiliers dès la fin du XVe siècle mais surtout, à partir du XVIe siècle. « Très vite, la pêche morutière devient une activité importante, essentiellement pour deux raisons : d’abord, la morue est abondante et a d’excellentes qualités de conservation, ce qui permet d’en rapporter de grandes quantités. C’est aussi un poisson nourrissant, très apprécié à une époque où les jours de jeûne dits ‘maigres’, pendant lesquels la viande est proscrite, sont très nombreux. Sa consommation gagne rapidement toute la France, de l’intérieur des terres jusqu’à la Méditerranée », explique le spécialiste d’histoire maritime Éric Rieth, directeur de recherche émérite au CNRS et conseiller recherche du musée national de la Marine. Traversant les aléas géopolitiques et les conflits de possession de Terre-Neuve entre Français et Anglais, régulée par des traités, la grande pêche ne cesse de croître jusqu’à son âge d’or : le XIXe siècle. Elle fait alors travailler plus de 10 000 marins français, recrutés principalement dans les campagnes bretonnes et normandes, qui embarquent sur L’Ange, Le Marie-Thérèse, le Zazpiakbat, le Dauphin, le Belle Normandie…

Une pêche, deux techniques

Derrière « la » grande pêche se cachent en réalité deux techniques. La pêche « sédentaire » est une pêche côtière, pratiquée depuis un campement provisoire établi sur les rives de Terre-Neuve ou de l’archipel voisin de Saint-Pierre-et-Miquelon. Le poisson est préparé et séché sur les graves (plages de galets), une tâche souvent confiée aux enfants et adolescents – ils furent des milliers à embarquer comme mousses et à travailler comme « graviers ». 
La pêche dite « errante », où la morue est uniquement salée à bord, est pratiquée directement à partir du voilier (ligne à main) puis, à la fin du XVIIIe siècle, avec de lourdes chaloupes embarquées. Elles sont remplacées à partir de 1873 par une embarcation inspirée des barques d’Amérique du Nord : le doris, devenu l’emblème des terre-neuvas. Léger, maniable, empilable, le doris a un grand avantage : deux hommes seulement y embarquent pour aller tendre et relever les lignes de fond, ce qui limite les pertes en cas d’accident.

En mer comme sur terre, le travail est âpre, la vie rudimentaire. La morue, qu’il faut traquer mais aussi nettoyer, vider de ses entrailles, étêter, saler, stocker, régit tout : le temps et l’espace, du pont à la cale. Cette vie dans le froid, le sel et le vent, où l’alcool est un compagnon de voyage, est marquée par les dangers : maladies, blessures, accidents, naufrages, pertes en mer, doris à la dérive… La grande ennemie des terre-neuvas est la brume, qui égarait les doris partis au petit matin. « Les plus mauvaises années, on estime qu’entre 200 et 400 marins environ perdaient la vie en mer. Si un bateau coulait, c’est un équipage d’environ 40 marins qui ne revenait pas, et parmi eux souvent des membres d’une même famille, un père et son fils ou un oncle et un neveu », relate le chercheur Éric Rieth. Ces conditions de travail valurent aux terre-neuvas l’un de leurs surnoms : les « bagnards de la mer », titre d’un livre que leur consacra le père Yvon, aumônier des pêcheurs, en 1946. 

« « La figure du terre-neuva reste très forte, elle a d’ailleurs eu un aspect mythique dès les débuts, quand les terre-neuvas enrôlés dans la Marine royale étaient réputés être les meilleurs marins. Ils étaient déjà les plus expérimentés, rompus à la dureté de la vie en mer. » »

Éric Rieth.

Mémoire vive

Le siècle suivant, le XXe siècle, est celui des grandes transformations, et du déclin. Les traditionnels trois mats goélettes – comme le Père Pierre ou l’Immaculée conception – sont peu à peu remplacés par des chalutiers et la pêche au filet. « Les voiliers ont été utilisés assez tardivement, jusqu’à la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Puis l’adoption progressive des chalutiers et d’autres évolutions technologiques, comme les bateaux équipés de congélateurs ou les navires-usines permettant de traiter et conditionner la morue à bord, vont modifier radicalement les pratiques de pêche », résume Éric Rieth. Les quantités pêchées augmentent, atteignant autour de 800 000 tonnes par an dans les années 1960. Les rivalités pour les zones de pêche se ravivent de Terre-Neuve à l’Islande, autre vivier morutier. Pour lutter contre la surpêche, le Canada instaure des quotas, puis déclare des moratoires sur la pêche à la morue en 1992 et 1993. Cette décision acte la fin des terre-neuvas. À Saint-Malo, le dernier navire armé pour la grande pêche est le Victor Pleven en 1992.

Dans bien des ports français, la mémoire des « racleurs d’océans », comme les appelle l’océanographe Anita Conti dans un livre paru en 1953, est restée vive, nourrie par la littérature, des associations locales et les témoignages des derniers pêcheurs. « La figure du terre-neuva reste très forte, analyse Éric Rieth. Elle a d’ailleurs eu un aspect mythique dès les débuts, quand les terre-neuvas enrôlés dans la Marine royale étaient réputés être les meilleurs marins. Ils étaient déjà les plus expérimentés, rompus à la dureté de la vie en mer. »

Propos recueillis par Léa Outier ( National Geographic)

La pêche, miroir de sociétés

À l'occasion de la double exposition Jean Gaumy et la mer et La pêche au-delà du cliché. Inédits de la collection au musée national de la Marine jusqu'au 17 août, retour sur l'histoire singulière de cinq communautés de pêcheurs.

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