David Wahl : « Les abysses nous obligent à repenser notre place dans le vivant »
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Le 19 novembre 2025
Plonger dans les abysses sans quitter la surface : c’est l’expérience qu’a vécue l’écrivain et dramaturge David Wahl, embarqué avec les chercheurs de l’Ifremer. Dans "La Vie profonde" (Pocket), il raconte la beauté saisissante de ces mondes obscurs, derniers territoires presque vierges de la planète. Un voyage scientifique et poétique qui réveille l’esprit des grandes découvertes… Interview.
Article en partenariat avec Science & Vie
Comment en êtes-vous venu à vous intéresser aux abysses ?
Agrandir l'image : Portrait d’un homme partiellement dissimulé derrière des feuilles vertes, baigné par une lumière naturelle filtrant à travers la végétation.
© Filifox - Philippe Savoir
C’est à l’invitation de deux scientifiques de l’Ifremer, Josée Sarrazin et Pierre-Marie Sarradin, que j’ai embarqué le 8 juillet 2017 à bord du Pourquoi Pas ?, navire de la flotte océanographique française. Pendant trois semaines, nous avons mené une mission au cœur de l’Atlantique, pour observer un champ hydrothermal situé à 1 700 mètres de profondeur et étudier la faune extraordinaire qui y vit. À l’époque, la France n’avait pas encore interdit – elle le fera en 2022 – l’exploitation de ses grands fonds marins. Il y avait urgence à attirer l’attention sur ces écosystèmes dont le grand public ne savait presque rien. J’ai senti que la littérature pouvait servir de passerelle entre le monde scientifique et la société, faire ressentir ce que les chiffres ne disent pas.
Pourquoi avoir choisi la forme du journal de bord ?
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Je voulais renouer avec une tradition : celle des écrivains embarqués sur les grandes expéditions scientifiques. Au XVIIIᵉ siècle, chaque mission emmenait son écrivain, son chroniqueur ; aujourd’hui, on embarque plutôt des photographes ou des dessinateurs.
Tenir un journal, c’est consigner la vie quotidienne, les découvertes, mais aussi rendre hommage à l’équipage. Sur un bateau, marins, techniciens et chercheurs travaillent main dans la main. L’humanité y redevient collective : elle fraternise par nécessité. Le journal de bord, c’est une manière de raconter cette aventure humaine, de relier le savoir et la sensibilité.
Qu’entend-on exactement par « abysses » ?
Le mot vient du grec abyssos, « sans fond ». Il renvoie à une époque où l’on croyait que les océans étaient infinis ou inaccessibles. Aujourd’hui, les scientifiques situent la zone abyssale de 3 000 mètres de profondeur à la croûte océanique. Mais, dans La Vie profonde, j’ai retenu le terme dans un sens plus littéraire : la zone où la lumière ne pénètre plus, un monde entièrement plongé dans le noir. Cette obscurité, fascinante et angoissante à la fois, nourrit notre imaginaire depuis toujours. Pour le grand public, les abysses sont peuplés de monstres, de créatures effrayantes, de fumées toxiques. Ce sont des lieux de peur plus que de désir. Et seuls ceux que passionnent les conquêtes spatiales ou les films d’horreur s’y aventurent en pensée. Nous manquons de récits, d’images, d’imaginaires capables de donner chair à ces écosystèmes autrement que par la terreur ou la science.
« Le mot vient du grec abyssos, « sans fond ». Il renvoie à une époque où l’on croyait que les océans étaient infinis ou inaccessibles »
Les abysses sont-ils encore intacts ?
Presque. Ce sont les derniers territoires encore largement inviolés, mais déjà marqués par la présence humaine : on y retrouve des déchets plastiques, des traces de pollution sonore. Et surtout, ils sont désormais convoités. Des entreprises et des états s’intéressent à l’exploitation minière des grands fonds, attirés par les nodules polymétalliques - ces conglomérats riches en cuivre, cobalt, nickel ou manganèse. Leur extraction détruirait des écosystèmes dont la lenteur de reconstitution dépasse notre échelle humaine. Cela remettrait en circulation le carbone stocké dans les sédiments océaniques ; ce qui impacterait toute la planète et nous-mêmes. On ignore encore l’ampleur exacte des conséquences, mais on sait qu’elles seraient irréversibles. Les abysses sont une mémoire du vivant : les perturber, ce serait altérer un équilibre dont nous dépendons sans l’avoir exploré ou compris, encore.
Les scientifiques disent aussi que les abysses éclairent la recherche sur la vie ailleurs dans l’univers. Vous partagez cette idée ?
Oui. Les conditions extrêmes des sources hydrothermales - obscurité totale, pression immense, chaleur volcanique - ressemblent à celles qu’on imagine sur certaines lunes glacées, comme Europe ou Encelade. Et pourtant, la vie y existe : bactéries, vers, crustacés, poissons transparents… En fait, la physiologie de ces organismes ne dépend pas de la lumière mais de l’énergie chimique. Chaque plongée dans les abysses nous apprend que la vie peut surgir ailleurs, autrement. Explorer ces profondeurs, c’est aussi explorer la possibilité d’une autre forme de vie, ici ou au-delà.
Qu’avez-vous retenu de cette expérience ?
L’émerveillement. Voir ces paysages pour la première fois - même à travers les caméras du robot sous-marin Victor, c’est bouleversant. Ça ne ressemble pas du tout à l’image qu’on se fait d’un monde sous-marin. Tout est noir, et ça fume. De la fumée sous l’eau ! On met du temps à distinguer des animaux, empilés, grouillants, vivants. Depuis la salle de contrôle, entouré d’écrans et de joysticks, on peut se croire dans un vaisseau spatial. Et puis, on réalise : ce que je vois, personne ne l’avait jamais vu avant moi. C’est une leçon d’humilité.
Propos recueillis par Samuel Loutaty (Science & Vie)
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