La madrague, une pêche au thon ancestrale toujours vivante
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Le 02 juillet 2025
Nageur véloce et grand voyageur, le thon est convoité depuis des millénaires par les hommes qui en apprécient la chair dense, goûteuse, très proche de la viande. Pour capturer ce migrateur puissant, réputé intelligent et pouvant atteindre jusqu’à 700 kg, une technique de pêche bien particulière fut mise au point durant l’antiquité : la madrague.
Article en partenariat avec National Geographic.
Véritable labyrinthe de filets piégeant le poisson, cette pêche, aussi appelée almadraba en Espagne ou tonnara en Italie, est une technique ancestrale pratiquée depuis environ 2000 ans. Elle survit encore aujourd’hui en Méditerranée et sur le littoral atlantique, principalement au large des côtes andalouses.
Madrague : un seul mot pour plusieurs sens. Le terme, qui serait emprunté à l'hispano-arabe madraba (l’endroit où l'on frappe), désigne à la fois la technique de pêche elle-même, les dispositifs qu’elle utilise et le lieu où elle se tient. La madrague est une vaste enceinte de filets, ancrés sur les fonds marins, que les pêcheurs « calent » au large des côtes. Elle est installée au printemps, saison de migration du thon des eaux de l’océan Atlantique vers les eaux chaudes de la Méditerranée, sa zone de reproduction. « La madrague fonctionne comme un système de nasse, explique le spécialiste d’histoire marine Daniel Faget, maître de conférences en histoire moderne à l’université Aix-Marseille (laboratoire Telemme). Une grande muraille de filets posée perpendiculairement au rivage vient barrer la route de la migration du thon. Le poisson s’engage alors dans plusieurs chambres de capture successives dont il ne peut sortir. La dernière de ces chambres, baptisée corpou par les Provençaux ou copo par les Espagnols, est la ‘chambre de la mort’. Elle est dotée d’un filet au fond, que les pêcheurs remontent à la surface une fois les thons capturés. »
Cette spectaculaire levée de filet à bouts de bras nécessite la force de plusieurs dizaines d’hommes, selon la dimension de la nasse : depuis leurs bateaux encadrant la « chambre de la mort », les pêcheurs remontent le filet à fleur d’eau pour accéder aux thons qui s’affaiblissent puis sont achevés - traditionnellement au harpon, aujourd’hui par différentes techniques comme le couteau ou un percuteur « assommant » l’animal. Cette lutte à mort entre les pêcheurs et un poisson doté de la puissance d’un taureau, jadis spectacle pour des hôtes de marque (le roi Louis XIII vint y participer en 1622 à Marseille) et filmée par Roberto Rossellini dans Stromboli (1950) est désormais une scène à laquelle peuvent assister les touristes, notamment en Andalousie.
Une pêche « à part » aux origines antiques
La pêche à la madrague a une longue histoire : en Méditerranée, des structures d’ancrage de filets retrouvées en Sardaigne attestent de la présence de madragues depuis au moins l’époque romaine (entre 27 avant J.-C et 476 après J.-C). Mais c’est à partir du XIVe siècle que la pêche à la madrague va connaître son principal développement : elle est alors pratiquée de l’Espagne à la Tunisie jusqu’à la France, où elle est adoptée au XVIIe siècle.
Dans le monde de la pêche, les madragues sont alors « un monde à part », souligne l’historien Daniel Faget. « En France, elles sont des privilèges accordés par le roi, essentiellement à la noblesse. Elles ne sont donc pas contrôlées par les communautés du littoral mais par des gens extérieurs. Elles imposent de plus des restrictions de navigation autour de leurs filets. Cela explique la très forte hostilité des autres pêcheurs, qui n’ont eu de cesse au cours du XIXème siècle de réclamer leur fin. » Ces tensions, associées à l’essor de la navigation commerciale qui s’accommode peu des restrictions, mènent à la disparition progressive de cette technique en France : la dernière madrague est installée en 1914 au large de Marseille.
L’almadraba, entre tradition et enjeu économique
Aujourd’hui, cette pêche est encore pratiquée dans une poignée de pays européens où l’historien Daniel Faget recense « une petite quinzaine » de madragues, réparties entre la Sardaigne, la Sicile, la Grèce, et surtout l’Espagne. C’est là que cette almadraba plurimillénaire est la plus vivace, portée à la fois par un attachement identitaire et un intérêt économique : elle se concentre dans le golfe de Cadix, du port de Conil à celui de Tarifa, à la pointe du détroit de Gibraltar. Cette pêche y représente aujourd’hui plus de 500 emplois selon l’Organisation des producteurs de poissons d’almadraba (OPP51).
Elle vise particulièrement le thon rouge de l’Atlantique (thunnus thynnus), pour répondre à la demande du marché japonais, plus grand consommateur de l’espèce au monde, et aux nouveaux appétits occidentaux pour les sushis. Le maintien de cette tradition sur les côtes espagnoles est aussi porté par la reconstitution des stocks de poisson : au bord de l’extinction au début des années 2000, le thon rouge n’est plus considéré comme menacé aujourd’hui, résultat de l’application d’une stricte politique de quotas de l’Union européenne depuis 2007.
« Au sein des madragues, il y a un respect infini pour le thon, considéré comme un poisson noble et intelligent. »
« Une école des relations avec le vivant »
Pêche sélective, ne remontant dans ses filets que des thons adultes et laissant passer entre ses mailles les poissons plus petits, la madrague est souvent considérée comme une pêche durable, ne mettant pas en péril l’espèce. Elle fait partie des « méthodes de pêche sélectives dont l’impact sur l’environnement marin est minime », résume ainsi l’ONG environnementale WWF.
Mais ce mode de pêche a une autre singularité : elle est « l’exemple d’une relation saine entre l’homme et le non humain », considère l’historien Daniel Faget, convaincu de l’intérêt de réactiver aujourd’hui la technique en France. « Au sein des madragues, il y a un respect infini pour le thon, considéré comme un poisson noble et intelligent. Les derniers madragaires de Sardaigne, par exemple, cousent encore des fleurs sur les filets ouvrant vers la ‘chambre de la mort’. D’autres ferment les yeux du poisson pour l’apaiser dans ses derniers moments. Ces pratiques illustrent un respect des pêcheurs pour la ressource qu’ils exploitent mais aussi une intégration du principe de mort, à l’heure où notre société tend à la nier. En cela, la madrague a encore beaucoup à nous apprendre, elle constitue une véritable école des relations avec le vivant. »
Propos recueillis par Léa Outier (National Geographic)
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À l'occasion de la double exposition Jean Gaumy et la mer et La pêche au-delà du cliché. Inédits de la collection au musée national de la Marine jusqu'au 17 août, retour sur l'histoire singulière de cinq communautés de pêcheurs.