La chasse à la baleine, itinéraire d’une pêche mondialisée et controversée

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#Gens de mer #Histoire #Société

Le 18 juin 2025

« Oui, accomplis ton dernier saut vers le soleil, Moby Dick ! s'écria Achab, ton heure est venue et ton harpon est prêt ! » La chasse à la baleine évoque instantanément Moby Dick, roman d’Herman Melville publié en 1851, récit de la lutte obsessionnelle du capitaine Achab contre un gigantesque cétacé (un cachalot en l’occurrence), adapté de nombreuses fois au cinéma et au théâtre. Mais bien plus qu’une traque légendaire, ce type de pêche fut d’abord une chasse traditionnelle puis une industrie globalisée critiquée pour sa cruauté. Elle inonda le monde de ses produits, depuis son émergence au Moyen Âge jusqu’au moratoire institué sur la chasse à la baleine en 1986.

Article en partenariat avec National Geographic

Grande migratrice, présente dans tous les océans du globe, la baleine est chassée depuis des milliers d’années sous toutes les latitudes. Des peuples aussi variés que les Inuits au Groenland ou les Aïnous au Japon en ont tiré des ressources vitales à leur subsistance. La pêche est d’abord artisanale, comme chez les communautés autochtones d’Amérique du Nord qui, à l'aide d’embarcations et de simples harpons, chassent les petits cétacés côtiers telle la baleine noire. Au XIe siècle, ce sont les baleiniers basques qui, les premiers, pratiquent la chasse commerciale : d’abord dans le golfe de Gascogne puis, au XVIe siècle dans des mers plus lointaines, des bancs d’Islande à ceux de Terre-Neuve. L’espèce la plus intensément chassée : la baleine franche, plus lente et plus facile à capturer. 

De l’huile pour les lampes, des fanons pour les corsets

Mais pourquoi s’aventurer sur de frêles baleiniers, harpons à la main, aux côtés de mammifères marins de plusieurs tonnes pour des expéditions durant des mois, voire des années ? « Pendant des siècles, les baleines ont été considérées comme des marchandises précieuses, presque toutes les parties de l'animal pouvant être utilisées », répond Jayne Pierce, conservatrice du musée de la Géorgie du Sud à Grytviken, célèbre station baleinière en activité de 1904 à 1964, établie sur une île isolée de l’Atlantique sud. L’huile issue de l’épaisse couche de « lard » qui recouvre une baleine sert de combustible pour les lampes, très prisé jusqu’à l’invention de l’électricité. Cette huile, fondue à bord des navires ou sur les rives et transportée dans des barils, a d’autres usages : elle entre dans la composition du savon, permet d’imperméabiliser le bois des maisons et des bateaux, de lubrifier les outils… 

Dépecée, une seule baleine fournit aussi de la viande en grande quantité, riche en protéines et en graisses. Sa carcasse sert d’engrais ou d’aliments pour animaux. Les fanons et les os sont utilisés pour rigidifier les parapluies, les soutiens-gorges et les corsets. Un délicat exemplaire de busc (lame) de corset est présenté dans le parcours du musée national de la Marine, à Paris, aux côtés d’une dent de cachalot gravée d’une scène de chasse et d’un chant de marin. 

Plus tard, aux XXe siècle, la transformation de l'huile de baleine en graisse solide donnera la margarine, populaire pendant les pénuries d’après-guerre. La glycérine, sous-produit de ce processus, est également un ingrédient essentiel pour les explosifs.

Une chasse à grande échelle

Portée par la demande pour cette ressource convoitée, la chasse à la baleine devient une chasse globalisée, pratiquée par des acteurs du monde entier et dans tous les océans du globe : aux XVIIe et XVIIIe siècles, les grandes nations maritimes, Hollandais et Britanniques en tête, investissent dans la chasse en Arctique. Au XIXsiècle, les États-Unis deviennent l’un des principaux pays baleiniers, rejoints ensuite par les Norvégiens : ils étendent leurs campagnes à d’autres régions, de l’Atlantique Sud au Pacifique puis poussent toujours plus au sud, où les populations de cétacés n’ont pas encore été décimées. Jusqu’à l’Antarctique et l’océan Austral, épicentre de l’industrie au début du XXe siècle.

Dans les années 1860, l’invention du harpon explosif par un Svend Føyn (une lance robuste lancée depuis une plateforme, permettant de tracter l’animal capturé jusqu’au bateau), associé à l’apparition des bateaux à vapeur, ouvre une nouvelle ère. « Elle révolutionne l'industrie et marque véritablement le début de la chasse moderne en ouvrant la voie à l'exploitation à grande échelle », résume la conservatrice Jayne Pierce. Des espèces plus rapides et plus puissantes, comme le rorqual ou la baleine bleue, deviennent de nouvelles proies. 

L’apparition des navires-usines à la veille de la Première Guerre mondiale, qui remplacent progressivement les stations baleinières, marquent l’autre grand tournant : ils permettent de préparer les prises directement en mer et de chasser toujours plus loin. « Ces navires-usines entraînent une énorme augmentation du nombre de captures. À titre d’exemple, l’année 1930, avec 41 navires-usines opérant dans l’océan Austral, le nombre de baleines tuées par an est passé de 14 000 à plus de 40 000 », illustre Jayne Pierce. Au cours du seul XXe siècle, près de 3 millions de cétacés ont été tués, selon des chiffres de l’Agence américaine d’observation océanique et atmosphérique (NOAA).

Du déclin des populations à l’interdiction

Plusieurs espèces particulièrement traquées atteignent la quasi extinction, comme la baleine franche de l’Atlantique nord, qui a vu sa population chuter à quelques centaines d’individus au début du siècle dernier. Face au déclin drastique des populations, et alors que l’apparition de l’électricité et du pétrole remplacent peu à peu l’huile, plusieurs pays impliqués dans la chasse aux cétacés créent la Commission baleinière internationale (CBI) en 1946. Elle tente, d’abord sans grand succès, de réguler l’activité par des quotas et des règlements. 
En 1986, constatant la diminution continue des stocks de baleine, cette commission déclare un moratoire international sur la chasse à la baleine, marquant la fin de cette pêche à grande échelle. Seules restent admises par la CBI et soumises à quotas les pêches « de subsistance » dans certaines communautés autochtones, comme en Alaska. Aujourd’hui, trois pays l’autorisent encore (la consommation de viande de baleine, bien qu’en baisse, y perdure encore) : le Japon, la Norvège et l’Islande, régulièrement critiqués par des organisations de défense de l’environnement, comme Sea Shepherd ou Greenpeace.

 

« L’héritage de la chasse industrielle à la baleine peut éclairer l’approche de la conservation marine »

Jayne Pierce, conservatrice du musée de la Géorgie du Sud à Grytviken

Des signes de rétablissement

Chassée, la baleine est devenue un animal protégé, et désormais observé. « Depuis la fin de la chasse commerciale en 1986, il y a des signes encourageants de rétablissement pour certaines espèces. On estime ainsi que la population de rorquals à bosse de l'Atlantique Sud-Ouest est rétablie à plus de 93 % », résume Jayne Pierce, convaincue que « l’héritage de la chasse industrielle à la baleine peut éclairer l’approche de la conservation marine » et dont le musée lance, en juin 2025, une capsule numérique inédite pour faire revivre l’histoire des baleiniers. Le géographe des mers Jacques Guillaume considère lui que l’éradication de cette chasse, que Melville qualifiait lui-même de « travail de boucherie », a transformé le regard porté par l’homme sur les grands mammifères marins : si au XIXe siècle il luttait pour s’affirmer face aux forces naturelles, l’homme du XXIe siècle « rêve de reprendre la modeste place que lui avait assignée la Nature en cohabitant avec ces grands animaux », estime-t-il dans une publication sur le sujet.
De ce nouveau regard est né le whale watching, ou l’observation des baleines dans leur milieu naturel. Ce tourisme pratiqué dans quelques 120 pays est de plus en régulé, comme au Canada, qui fixe à plusieurs centaines de mètres la distance à respecter entre un navire d’observation et les cétacés, pour ne pas les perturber. Il représente aujourd’hui une nouvelle économie générant plus de deux milliards de dollars dans le monde.

Propos recueillis par Léa Outier (National Geographic)

La pêche, miroir de sociétés

À l'occasion de la double exposition Jean Gaumy et la mer et La pêche au-delà du cliché. Inédits de la collection au musée national de la Marine jusqu'au 17 août, retour sur l'histoire singulière de cinq communautés de pêcheurs.

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