Exposition dans les mailles du filet © musée national de la Marine/A.Fux
Oui, vous avez bien lu, aujourd’hui, nous allons parler de morue, de géopolitique et d’Enrique Iglesias. La pêche, ça mène à tout.
Rapide rappel historique, indispensable pour comprendre la situation : l’Angleterre et la France sont présentes dans les eaux de Terre-Neuve depuis le début du 16e siècle. Les deux royaumes se partagent les bancs de morue, une ressource alors abondante et véritable « or blanc », mais revendiquent aussi les autres richesses du Nouveau Monde : ces deux puissances coloniales cherchent à agrandir leurs empires respectifs. La guerre est inévitable… D’abord français, les territoires de la baie d’Hudson, l’Acadie et l’ile de Terre-Neuve deviennent anglais au cours des 17e et 18e siècles (traités d’Utrecht, 1713, comme chacun sait). La France conserve deux iles : Saint-Pierre et Miquelon, et obtient le droit de poursuivre ses activités de pêche sur le French Shore, une grande partie de la côte de Terre-Neuve. L’Angleterre finit par supprimer l’accès au French Shore en 1906 ; les pêcheurs français devront alors se contenter des bancs au sud de Terre-Neuve.

La morue ne prend pas parti dans ces conflits, mais continue d’être pêchée par tout le monde. Au cours du 20e siècle, et surtout après la seconde guerre mondiale, les navires deviennent de plus en plus performants. Et comme la morue semble inépuisable et rapporte beaucoup, on ne se prive pas !
(Patience, Enrique Iglesias arrive).
Terre-Neuve devient une province canadienne en 1949, ce qui ne change pas grand-chose pour la morue sur le moment, mais c’est important pour la suite. Dans les années 1970, on commence à se rendre compte que la morue se raréfie. Le Canada cherche alors à protéger sa ressource, et entre en conflit avec la France, notamment autour de questions de limitation de la zone économique exclusive française autour de Saint-Pierre-et-Miquelon (l’archipel est resté français et est donc, si vous suivez bien, le seul territoire français en Amérique du Nord). En 1977, des quotas de pêche sont établis. Les conséquences pour la France sont importantes ; suite à toutes ces limitations de l’effort de pêche, il ne reste dans les années 1980 que très peu de navires de pêche français au sud de Terre-Neuve : des navires de Saint-Pierre-et-Miquelon, et des navires de Saint-Malo. La cité corsaire a une longue tradition de pêche dans cette région, et n’est pas prête à abandonner la partie.
Mais la zone où les Français sont autorisés à pêcher se fait de plus en plus petite, et le conflit s’aggrave… Les habitants de Saint-Pierre-et-Miquelon ont peur de perdre leur plus importante source de revenus. En 1988, des pêcheurs Saint-pierre-et-miquelonais, accompagnés d’élus, décident donc de braver les interdictions et vont pêcher dans les eaux canadiennes. Ils espèrent un soutien de Paris, et que le gouvernement français empêche les Malouins de pêcher dans les eaux où sont présents les saint-pierre-et-miquelonais. Ce ne sera pas le cas : les chalutiers de Saint-Malo sont envoyés sur les bancs, comme prévu. C’est une manière pour la France de montrer son refus de négocier avec le Canada sur la question de la pêche à Terre-Neuve.
La situation est donc dans l’impasse. Un médiateur est désigné… Ce sera Enrique Iglesias. Bon, ici Enrique Iglesias est en fait un ancien ministre des Affaires étrangères d’Uruguay, désigné comme médiateur par le très sérieux tribunal arbitral de New-York, mais cela vous aura permis de tenir jusqu’à la fin de cet article. Après des mois de négociation, les pêcheurs de Saint-Malo obtiennent du gouvernement français des compensations à l’arrêt de la pêche morutière à Terre-Neuve, et la dernière campagne a lieu début 1992. Mais c’est déjà trop tard pour la morue… En 1992, plus personne ne peut nier l’effondrement de la ressource, victime d’une surpêche canadienne comme française. L’interdiction totale de pêcher la morue à Terre-Neuve est la seule solution : décidée en 1993, elle est encore appliquée aujourd’hui.
Pour en savoir plus :
le documentaire « La morue était trop belle » d’Alain Guellaff.
M.E.C