Exposition dans les mailles du filet © musée national de la Marine/A.Fux
Non. Nous n’étions pas en 1946 au moment où le révérend père Yvon, le célèbre aumônier des terre-neuvas, publiait son ouvrage consacré aux « Bagnard de la mer », ces pêcheurs bretons et normands qu’il avait défendu entre les deux guerres avec toute sa foi de religieux et son engagement de combattant social sur les Bancs de Terre-Neuve à bord des navires de la Société des Œuvres des Mers. Nous étions en octobre 1980. La grande pêche à la morue sur les Bancs n’en finissait pas de mourir. L’archipel de Saint-Pierre et Miquelon, la base traditionnelle des navires de pêche français depuis le XVIIe siècle, n’était plus fréquentée que par des chalutiers espagnols et, plus particulièrement, galiciens. C’étaient des chalutiers classiques à pêche latérale, souvent anciens mais parfaitement entretenus et armés par des équipages très expérimentés.
Le mois d’octobre annonçait le retour des chalutiers vers la Galice. Mais par pour tous les navires. L’un d’entre eux, après une dure campagne de pêche de plusieurs mois sur les Bancs de Terre-Neuve, était rentré à Saint-Pierre avec ses cales bien peu remplies, au regard de l’armateur tout au moins. L’équipage d’une vingtaine d’hommes était fatigué et avait hâte de retrouver le pays quitté à la fin du printemps. Les pêcheurs devaient prendre l’avion en direction d’Halifax, en Nouvelle-Ecosse, et de là repartir vers l’Espagne.
Tel n’était pas le point de vue de l’armateur qui décida qu’après quelques jours d’escale technique à Saint-Pierre, le chalutier reprendrait la mer avec le même équipage pour une nouvelle campagne de pêche de plusieurs mois. C’est alors que l’équipage refusa d’embarquer et pris en otage sans violence aucune le capitaine. Leur revendication était simple : retourner au pays comme cela avait été prévu. Après quelques moments de tension autour du chalutier entouré par les gendarmes mobiles, le préfet de Saint-Pierre et Miquelon engagea un dialogue avec les marins galiciens, des « mutins » au regard de l’armateur et de la loi, mais avant tout des hommes épuisés et révoltés par l’injustice. Le sens du dialogue du préfet de l’époque, sa compréhension des motifs de l’équipage conduisirent à un heureux dénouement. L’armateur accepta de rapatrier l’équipage en échange de la « libération » du capitaine. Tout s’acheva dans la paix.
On était bien en 1980. Le titre de l’ouvrage du RP Yvon m’est venu immédiatement à l’esprit quand j’ai eu connaissance de cette « révolte » qualifiée de « mutinerie » et que je me suis retrouvé à bord du même avion que les « mutins » au départ de Saint-Pierre après une mission de recherches archéologiques et ethnographiques, la deuxième d’une longue série dans l’archipel. Etant le seul passager à parler espagnol, l’hôtesse de l’air de la compagnie régionale « Air Saint-Pierre » me demanda de prendre contact avec les pêcheurs galiciens et de leur transmettre les consignes de sécurité. Ce fût le début de plusieurs chaleureuses conversations, et aussi de quelques verres d’eau de vie (ce qui était interdit normalement d’autant plus qu’il était 7 heures du matin !), durant le vol au cours duquel j’ai compris la réalité du titre de l’ouvrage du RP Yvon.
Eric Rieth, directeur de recherches au CNRS, chargé du séminaire d'Archéologie nautique médiévale et moderne à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne